Première journée en tant que MSF
Charlotte est médecin. Il y a neuf mois, elle entamait sa première mission en Inde avec Médecins Sans Frontières. Elle relate sa première journée de travail et ses premières impressions.
« Vendredi matin. Réveil tôt puisque nous avons rendez-vous comme les autres jours à 7h30 au bureau pour le rendez-vous du matin. Pas de chance, ce matin-là la voiture qui nous amène au bureau est en retard alors que c'est le seul jour où je n'ai pas pris "mon" vélo ! Entrée remarquée dans la salle de réunion avec mes baskets de randonnée, mon pantalon de marche et mon t-shirt MSF immaculé tout nouveau ! Les femmes ici, y compris nous expatriées, portent le sari ou plus simplement une robe sur un pantalon.
Vers 8h on commence à charger le matériel dans les jeeps : il nous faut tout apporter sur le lieu où se tient la clinique (MC). La mécanique est bien rodée, les posters, kits, boîtes, bidons sont prêts. Ils sont d'ailleurs contrôlés et rechargés après chaque clinique. A 8h15 nous partons. Notre convoi est composé de trois jeeps Ce matin-là, deux convois partent dans deux directions différentes. En principe il y a trois convois par jour pour trois cliniques à des endroits différents.
Une route particulière
Nous nous mettons donc en route. C'est assez fou de se déplacer dans ces énormes jeeps en se suivant de près. Bhadrachalam est une ville assez grande (en comparaison avec Couvin, pas Bruxelles !) que nous quittons vite. La campagne environnante est superbe : rizières d'un vert éclatant, champs d'eucalyptus et de coton, buffles aux cornes recourbées de façon parfois très fantaisiste, vaches blanches placides qui nous soumettent à leur loi, chèvres, échassiers blancs (aigrettes ?) plongeant leur bec dans l'eau des champs. Nous faisons forte impression même si la route est encore bétonnée et le trafic présent : les enfants, sur le chemin de l'école, s'arrêtent pour nous faire signe.
Dans la dernière jeep où j'ai pris place, je suis avec Raju qui est traducteur, Rhama aide-soignante ainsi que Venkat, notre chauffeur qui m’impressionne déjà en ville pourtant je ne suis pas au bout de mes surprises. Ils m'expliquent un tas de choses, répondent à mes questions, tentent de me trouver un surnom qui soit plus facile à prononcer que Charlotte. C’est sans doute Charo qui restera !
Nous roulons environ heure sur cette route, de 0 km/h en freinant sec si une vache traverse à 70 km/heure qui en paraissent 100 facile à bord de ces engins. N'oublions pas l'usage du klaxon… On s'y habitue !
Soudain, nous empruntons une piste large de terre bien sèche, aux teintes orangées. Plus nous avançons, plus la nature autour de nous se densifie. Par ici des champs, par là des collines assez hautes. On longe un temps une large rivière dont le courant est ralenti par un barrage. Les champs font place à la forêt. Il fait toujours chaud et très humide. L’ombre des arbres nous apporte un peu de fraicheur d’autant que maintenant notre vitesse est nettement réduite. Je commence à comprendre pourquoi nous sommes en jeep. Les ornières sont énormes, parfois remplies de boue. Venkat joue avec la roulette de contrôle de motricité des roues, s’arrêtant, reculant pour ajuster le réglage. Nous suivons toujours de près la 2e voiture, la laissant prendre de l’avance quand le chemin est très accidenté pour ensuite accélérer et revenir juste derrière.
Ça n’a duré qu’une heure et demi mais les sensations étaient telles que ça m’a paru plus long. J’ai beaucoup apprécié comme c’était la première fois, mais je comprends que ce soit fatiguant de le faire 2 fois par jour, 4 jours par semaine. Plus tard, pendant les consultations, un serpent aura son heure de gloire, toute l’équipe rameutée pour l’admirer !
Toute une organisation
L’endroit où se tient la MC de Yampuram est une sorte de lopin d’herbe coupée, juste à la sortie du village. Déjà une vingtaine de villageois nous attendent. A peine descendu des jeeps, chacun s’active. Il faut installer une bâche au sol et une table pour le stand inscription + triage. Une seconde bâche pour le laboratoire où on peut faire des tests de diagnostiques rapides pour la malaria, des bandelettes urinaires, doser le sucre et l’hémoglobine sanguins. On peut aussi récolter des crachats pour la recherche de bacilles tuberculeux ainsi que du sang. On embarque tout ça pour les analyser à Bhadra. La troisième bâche est la salle d’attente, où les promoteurs santé expliquent aux villageois des messages simples sur la santé à partir de grands dessins. Une tonnelle est montée pour la consultation du médecin, une autre pour la pharmacie et la troisième pour la consultation de planning familial, prénatale et postnatale.
65 patients en 4 heures
Les consultations s’enchainent : création d’une fiche par patient, pesée pour tous, motif de la consultation. La plupart de ces villageois ont marché entre 5 et 15km pour venir jusqu’ici. Un des hommes va très mal, ses amis ont dû le porter sur une civière faite de bois sur 10km. Leur chemin passe par une colline et des cours d’eau. Le tout pieds nus, les orteils largement écartés et si musclés qu’on aurait plus dit des orteils.
En quatre heures, nous aurons vu 65 patients. La moitié venait pour de la fièvre depuis plusieurs jours. 16 étaient positifs pour la malaria. C’est un problème majeur ici, les moustiques piquant lorsque les gens vont aux champs ou en reviennent : les moustiquaires que nous distribuons paraissent bien dérisoires. Nous allons pouvoir emmener avec nous l’homme qui après une perfusion a pu marcher et monter dans la jeep. Les autres patients que nous référons vers l’hôpital doivent se débrouiller pour le trajet ce qui revient à marcher une bonne partie de la journée. MSF leur donne de l’argent pour payer le bus et la nourriture à l’hôpital. La facture aussi est prise en charge.
Je me balade entre les stands, m’imprégnant de ce qui se passe autour de moi. L’équipe gère tout avec habitude et professionnalisme. Ils ont l’air patient avec les villageois, même si la barrière linguistique m’empêche de comprendre ce qui se dit. Je finis par m’installer près de Dileep, le médecin, qui a mon âge et un éternel sourire communicatif. Les ressources sont faibles, notre capacité diagnostique et thérapeutique aussi. C’est sans doute les pathologies dermatologiques qui me laissent le plus perplexe. Le temps file, les patients aussi. Pas de chipoterie, d’états d’âme ou de paperasserie inutile. Dileep s’arrête un instant me regardant avec un autre sourire étrange pour me dire que c’est bien ce qu’on fait ici, qu’il n’y a que nous.
Une rencontre avec les villageois
La vie des villageois est rude et ça se lit sur leur corps. Certains arborent des tatouages, d’autres des scarifications. Presque tous ont des cicatrices ou autres stigmates. Les hommes portent un longhi replié, jupe faite d’un simple pan de tissu. Dessous, un autre morceau de tissu leur sert de sous-vêtements. Les femmes portent le sari, soit un t-shirt très serré et court sous les seins et un tissu en guise de jupe, dont un pan remonte par-dessus l’épaule ou sur la tête. Leurs cheveux sont souvent très longs, nattés, tressés. Elles portent de nombreuses boucles d’oreilles, parfois de simples morceaux de bois. Toutes ont des bracelets, beaucoup sont en plastique. Ils semblent si serrés que je me demande si elles ne les mettent pas étant bébé pour ne plus les enlever. Difficile de définir leur âge, même pour les enfants. Je me sens indécemment grande et corpulente, eux ne mesurant rarement plus d’1mètre 50 et pesant rarement plus de 45kg.
Le temps est écoulé, tout comme la file de villageois. Avec la même efficacité qu’au départ, tout le monde remballe. Ensuite nous installons une natte pour notre pique-nique. Chacun partage et on mange notre riz agrémenté des différentes sauces, à la main, en riant. C’est chouette !
La famille de l’homme très malade attend qu’on parte en l’emmenant. Eux vont retourner à leur village. Nous avons trop de nourriture, qu’ils acceptent.
Nous reprenons la route. On est encore sur les pistes que je somnole déjà ! Après les insomnies de ces 10 derniers jours, quel bien ça fait, même avec sursauts de la jeep. Venkat met de la musique Telugu sur son GSM.
Ma journée est presque finie. Je souris en me disant que maintenant je me sens vraiment Médecins Sans Frontières. »