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Témoignage : "Chaque jour, je regarde l'horreur dans les yeux des patient.e.s et me demande comment un être humain peut supporter cela".

Country
Belgique

Publié dans Le Soir le 20/01/2023

Témoignage d'Olivier Ciarlan, psychologue à Médecins Sans Frontières (MSF) en Belgique

Dans toutes les missions de MSF où des psychologues sont présent.e.s, iels font partie intégrante de l’équipe humanitaire pour gérer les traumatismes émotionnels. Travailler comme psychologue pour MSF, c’est être confronté.e à la souffrance, et à la détresse humaine en permanence. Travailler comme psychologue dans la mission belge, c’est entrer au coeur de l’horreur, aux frontières de l’entendable.

Mensen in een wachtzaal
Depuis octobre 2017, MSF fournit des soins de santé mentale aux migrant.e.s qui vivent en.à travers la Belgique dans le cadre d'un hub humanitaire à Bruxelles avec sept autres organisations. Au total, le centre fournit des soins médicaux, des soins de santé mentale, des conseils juridiques et sociaux, la distribution de vêtements, la recherche de familles, la recharge de téléphones, et des appels téléphoniques, août 2018, ©Albert Masias/MSF 

Comment classifier les différents troubles de la santé mentale de vos patient.e.s ?

Bien qu’il puisse paraître étrange de graduer la souffrance humaine, il fait aussi partie de notre mission d’évaluer les symptômes de nos patient.e.s, et parfois de les quantifier au travers d’échelles psychométriques. Non pas dans le but d’établir un classement de la souffrance, mais dans l’optique de comprendre au mieux sur quels aspects travailler en priorité avec eux.elles afin d'apporter l’aide la plus appropriée à leur situation spécifique. Mais la symptomatologie générale de nos patient.e.s sature tous nos tests, un peu comme si l'on cherchait à mesurer la température en plein Sahara avec un thermomètre conventionnel.

Pour vous illustrer les problématiques rencontrées chez nos bénéficiaires, je pourrais vous parler de Nissa, jeune mineur non accompagné Nigérien de 16 ans dont la famille entière s’est faite découpée vivante devant lui, morceau par morceau, par le groupe terroriste Boko Haram. Lors de sa fuite, il a dû passer par la Lybie où il y vivra l’incarcération et la torture avant de passer plusieurs journées en mer sur un radeau en route vers l’Italie. Pour Nissa, comme pour beaucoup d’autres, l’horreur ne s’arrête malheureusement pas une fois entré.e.s en Europe. La Grèce, berceau de la démocratie, est le théâtre de violences policières insoutenables, et de violations des droits de l’homme chaque jour. La Croatie et la route des Balkan ne sont que dans la continuité de ce qui se passe plus au Sud. Je pourrais vous parler de Mohammed, qui est resté coincé 2 jours et 2 nuits à faire le mort sous le cadavre de son ami pour échapper à ses assaillant.e.s dans le désert libyen. Je pourrais vous parler de Hassan, dont la maison bombardée abrite les cadavres du reste de sa famille. Je pourrais vous parler de Jasmine, enrôlée de force dans un réseau de prostitution en Irak puis en Turquie, et qui a réussi à s’en extraire au péril de sa vie après des mois de viols quotidien. Je pourrais aussi vous parler de tous.toutes les autres, mais vous risqueriez de ne pas en digérer votre repas.

Face à la souffrance physique et au stress post-traumatique, la dissociation peut arriver

La plupart de ces êtres humains, car oui il s’agit d’êtres humains, souffrent d'un trouble de stress post-traumatique sévère, parfois associé à des troubles dissociatifs, troubles qui n’apparaisent généralement que dans les vécus traumatiques les plus graves. Tout comme lors d’une douleur physique intense, où notre cerveau va libérer naturellement des anesthésiants pour nous protéger de la crise cardiaque, la dissociation apparaît comme un mécanisme de protection de l’identité face à une souffrance psychique insoutenable. Y sont très souvent associés des épisodes dépressifs majeurs, des troubles de panique, des terreurs nocturnes et pour certain.e.s, des idéations suicidaires, voire des passages à l'acte suicidaire.

A la différence d’un.e bénéficiaire résidant dans le récemment rénové camp grec de Lesbos, Nissa, Mohammed et Jasmine demandant l’asile en Belgique devront se contenter des pavés du trottoir, et de la morsure du froid sous des abris de fortune le long du canal, quand ils ne sont pas détruits par la police. Jasmine est d’autant plus effrayée et apeurée, car elle connait l’histoire de cette autre demandeuse d’asile à la rue et victime d’un viol collectif la nuit en l’absence d'abri sécurisant. Nissa, Mohammed et les autres se regrouperont la nuit venue. Pas seulement pour se tenir chaud, mais aussi, et surtout, pour retrouver un peu d’humanité. Ils ne manqueront pas, par la même occasion, à se contaminer les un.e.s les autres à des maladies que l’on croyait jusque-là éradiquées. Voilà comment, en ne répondant pas aux besoins primaires de ces personnes extrêmement fragilisées et vulnérables, nous fabriquons le désespoir, comment nous entretenons le sentiment de honte, comment nous anéantissons le peu d’estime de soi encore restant, comment nous entretenons la peur, comment nous remettons en cause le sentiment profond d’être un humain, et comment nous nions chaque jour un peu plus la condition humaine par l'exercice de la puissance et de la cruauté. En tant que psychologues de la mission belge, c'est aussi, et peut être surtout, sur ces traumatismes secondaires que nous sommes amené.e.s à travailler avec nos patient.e.s. Sur des traumatismes qui auraient pourtant pu être évités.

Voilà comment on travaille, chaque jour, dans le plus grand camp « made in Belgium » de Moria*-Bruxelles Capitale...

* En référence au camp de Moria à Lesbos (Grèce), incendié en 2020 et dont les conditions de vie ont été dénoncées par le HCR et de nombreuses ONG.